18
Venteuse était la seule passagère du bateau à ne pas être morte de peur pendant la traversée entre la côte égyptienne et la Crète. Les deux premiers jours de navigation s’étaient déroulés sans encombres mais la tempête avait transformé les trois suivants en enfer. Même le capitaine avait vomi, et trois hommes d’équipage étaient passés par-dessus bord.
Indifférente à la fureur de la mer, Venteuse ne songeait qu’à Minos, au bonheur intense vécu en sa compagnie, aux heures de plaisir qu’elle se remémorait minute après minute. Son amant lui semblait tout proche et, pourtant, elle ne le serrerait plus jamais dans ses bras.
L’officier crétois qui accueillit la sœur de l’empereur se contenta de brèves formules de politesse et l’emmena au palais royal de Cnossos où résidait Minos le Grand. Pas un instant Venteuse n’observa le paysage.
Elle ne s’intéressa pas davantage au monumental palais du roi de Crète, un vieillard barbu et imposant assis sur un trône en pierre qu’encadraient deux griffons peints.
La vision des deux animaux fantastiques la fit sortir de sa torpeur. Ils étaient à la fois splendides et inquiétants, mais ne portaient pas la marque du génie de son amant.
Venteuse s’aperçut que la salle de réception était remplie de dignitaires aux coiffures soignées, comportant de longues mèches ondulées et d’autres courtes et bouclées. Tous étaient fascinés par sa beauté.
— Je te ramène le corps du sculpteur Minos auquel tu avais accordé l’honneur de porter ton nom.
— Comment est-il mort ?
— Roi de Crète, je désire te parler seule à seul.
Des murmures de protestation s’élevèrent contre l’insolente.
— Majesté, intervint l’un des conseillers, ne prenez aucun risque !
Minos le Grand sourit.
— Si tu redoutes qu’une si belle femme ne soit animée de mauvaises intentions, fouille-la.
— Que personne ne me touche, ordonna Venteuse. Tu as ma parole que je ne possède pas d’armes.
— Elle me suffit, trancha Minos le Grand. Sortez tous.
Le roi quitta son trône.
— Allons nous asseoir sur cette banquette, proposa-t-il à Venteuse.
Le regard de la jeune femme était perdu dans le vide.
— À quoi sert tant de beauté lorsque l’âme est remplie de désespoir ? interrogea le monarque.
— J’aimais le peintre Minos. Je voulais vivre avec lui, ici, en Crète.
— Dois-je comprendre que sa mort n’était pas naturelle ?
— Il a été assassiné, avoua Venteuse, les traits crispés par la souffrance.
Le roi laissa s’écouler un long moment.
— Connais-tu le coupable ?
— Une tueuse aux ordres de l’épouse du Grand Trésorier et de celle de l’empereur. Et surtout, Apophis en personne ! Rien ne peut être accompli sans son autorisation. Il a laissé tuer Minos parce que ce dernier complotait contre lui afin de pouvoir revenir en Crète. Il m’a été impossible d’empêcher ce crime.
— Je déplore ces agissements, reconnut le monarque, mais à quoi bon protester ?
— Il faut détruire les Hyksos, déclara Venteuse avec gravité.
— Le chagrin ne t’égare-t-il pas ?
— Je suis venue te révéler deux secrets d’État. Le premier est la profonde discorde entre le bras droit et âme damnée de l’empereur, le Grand Trésorier Khamoudi, et le commandant en chef des armées, l’amiral Jannas. Khamoudi et Jannas se haïssent et ne songent qu’à s’entre-déchirer. Jannas est un soldat compétent et féroce, mais Khamoudi lui mettra des bâtons dans les roues, même au détriment de la sécurité de l’empire.
— Quelle importance, puisque la puissance militaire hyksos est invincible ?
— Le second secret d’État, c’est qu’elle ne l’est plus. Thèbes s’est révoltée, et les troupes commandées par la reine Ahotep font preuve d’un extraordinaire courage. Depuis que son jeune fils Amosé a été couronné pharaon, l’Égypte reprend force et vigueur. Ahotep n’a qu’un idéal : libérer son pays.
— Elle n’a aucune chance d’y parvenir !
— L’armée de son fils aîné, Kamès, a bien réussi à franchir toutes les lignes hyksos et à s’emparer de trois cents bateaux dans le port d’Avaris.
Le roi de Crète fut stupéfait.
— Tu… tu n’exagères pas ?
— Allie-toi avec Ahotep et ne procure plus aucune aide aux Hyksos. Si tu n’agis pas ainsi, la Crète sera détruite, tôt ou tard.
— Ne plus être le vassal de l’empereur… Ne serait-ce pas signer mon arrêt de mort ?
— Pas si ton alliance avec Ahotep aboutit à sa victoire.
Minos le Grand se leva.
— J’ai besoin de réfléchir. Mon chambellan va te conduire à tes appartements.
Pendant qu’une cohorte de serviteurs s’occupait de la belle Eurasienne, le roi réunit ses proches conseillers et leur fit part des révélations de Venteuse.
— Cette femme est folle, jugea l’ambassadeur chargé de présenter les tributs à Apophis. Elle couche avec quantité de dignitaires hyksos pour obtenir leurs confidences et les dénoncer à l’empereur si elle les soupçonne de la moindre réserve à son égard. Pourquoi se serait-elle éprise de Minos le peintre au point de détester son propre peuple ?
— Elle m’a paru sincère.
— C’est un leurre, Majesté. Elle cherche à vous séduire, vous aussi, afin de connaître vos intentions et de vous attirer les foudres d’Apophis. Ni Jannas ni Khamoudi ne lui désobéiront. Quant à cette reine Ahotep, elle n’est qu’un trublion dont la révolte sera châtiée avec la dernière cruauté.
Les autres conseillers approuvèrent.
Le roi de Crète semblait hésiter.
— Dans un premier temps, décida-t-il, il faut nous débarrasser d’elle. J’écrirai à Apophis que son bateau a chaviré au large de nos côtes et que, malgré nos efforts, nous n’avons pu repêcher son corps. Pour le reste, nous aviserons.
Le commandant de charrerie chargé d’encercler Memphis observait le dixième assaut qu’il lançait contre la grande cité au mur blanc. Certes, il s’était emparé de la plupart des faubourgs au prix d’un combat acharné, maison après maison ; certes, les Égyptiens subissaient de lourdes pertes, mais ils continuaient à tenir bon !
La ville entière s’était soulevée, persuadée que la Reine Liberté volerait à son secours. Memphis finirait par tomber, mais le siège durerait longtemps. Aussi le commandant avait-il envoyé des messages à l’amiral Jannas et au Grand Trésorier Khamoudi pour réclamer des renforts. Avec quelques milliers de soldats en plus, il forcerait plus aisément les portes de la cité.
La réponse de Jannas avait été négative : engagé dans la reconquête du Sud, l’amiral ne se priverait d’aucun homme. Mais le réservoir de fantassins du Delta était tel que le commandant ne doutait pas de l’accord du Grand Trésorier.
Aussi fut-il étonné par le message officiel, rédigé au nom de l’empereur. La sécurité d’Avaris étant prioritaire, il devait résoudre seul le problème de Memphis. Le manque de provisions ne viendrait-il pas à bout de l’obstination des révoltés ?
Sous peine d’exaspérer ses supérieurs, le commandant ne pouvait insister. Il exécuterait donc les ordres à la lettre, comme tout bon Hyksos, et prendrait le temps qu’il faudrait pour renverser la muraille blanche de Memphis et mettre à mort tous ses habitants.